L’essor du roman policier belge durant les années de guerre est particulièrement prodigieux. Du fait de la fermeture administrative des frontières, les livres français n’arrivent plus en Belgique. La situation politique et économique, largement à l’arrêt, favorise pourtant l’émergence d’une littérature d’évasion, dont le genre policier entend prendre sa part.

C’est aussi l’occasion pour la Belgique francophone de définir une véritable littérature nationale libérée de l’influence de ses grands voisins européens. Les auteurs de romans policiers vont voir là l’occasion de donner à leur genre de prédilection ses lettres de noblesse, de le sortir de l’ornière des littératures populaires et de fonder un véritable policier à la belge reconnu et estimé.

C’est ainsi qu’une bouillonnante activité éditoriale voit le jour. La maison d’édition Les Auteurs Associés et la collection « Le Jury », dirigée par Stanislas-André Steeman, sont les plus emblématiques mais elles sont loin d’être les seules : Le Sphinx, Le Hibou, L’Alibi, Le Vampire… sont autant de collections parmi la trentaine qui émergent alors. S’y développe un roman policier psychologique, présenté comme typiquement belge, qui s’éloigne du policier à énigme anglais dont l’influence était jusque là prépondérante.

Pour alimenter cette déferlante, des dizaines d’auteurs vont prendre la plume, pour la plupart pour le seul temps de l’Occupation, mais pas uniquement. Thomas Owen ou encore André-Paul Duchâteau y font leurs premières armes. Simenon et Steeman y trouvent l’occasion de placer plusieurs textes tandis que des auteurs plus légitimés profitent de l’occasion pour s’essayer au genre. C’est le cas du surréaliste Max Servais (une dizaine de titres) ou des autrices Louis Dubrau (Le destin de Madame Hortense, L’arme du crime) et Marie Gevers (L’oreille volée).

Thomas Owen - Duplicité
Jules Stéphane - Meurtre bourgeois
Louis-Thomas Jurdant - Le garage du coq d'or
Maurice Tillieux - Le navire qui tue ses capitaines

« Il y eut bien des collections de romans policiers déjà… […] Toutes ces collections nous venaient de Paris. Aucune n’étant belge. En voici une, enfin ! Précisons tout de suite que – différant, en cela, de ses orgueilleuses aînées – elle n’a pas la prétention de vous offrir un chef-d’œuvre à tout coup… […] C’est au lecteur que nous avons songé en baptisant cette collection : Le Jury. Puissiez-vous éprouver, à percer à jour nos petites malices, autant de plaisir que nous en éprouvons à vous intriguer ». C’est avec ces mots que Steeman introduit l’aventure éditoriale du Jury pour laquelle il multiplie les casquettes : éditeur, directeur de collection, auteur, critique.

Le projet est tenu à bout de bras par l’auteur tout au long de son existence. Une force de travail récompensée tant le succès est alors au rendez-vous et permet à plusieurs jeunes auteurs comme Thomas Owen ou André-Paul Duchâteau de se faire connaître. De 1940 à 1944, sortiront ainsi 66 fascicules et 25 romans. L’entreprise, finalement stoppée par l’occupant nazi qui y percevait une dangereuse anglophilie, reprendra sous la forme d’une revue internationale en 1946 pour seulement 5 numéros.

Souvent associé à une littérature populaire, éditée sans grand souci de la qualité littéraire dans des collections à bas prix, le roman policier ne bénéficie pas d’une grande reconnaissance critique. C’est pour palier à cette situation que l’écrivain Jules Stéphane, collaborateur de Steeman dans « Le Jury », va fonder la coopérative d’édition « Les Auteurs Associés ». Conscient que le modèle éditorial, qui inonde le marché au détriment de la qualité, pousse les auteurs policiers à la médiocrité, Stéphane va adopter le modèle de la littérature générale : des romans, plus longs, plus ambitieux, vendus plus chers, dans des formats classiques qui assurent, à vente moindre, un revenu égal aux auteurs.

Cette entreprise de légitimation est largement soutenue par un discours critique élogieux qui voit dans ces publications non seulement le renouveau du genre policier mais aussi des lettres belges dans leur ensemble. Mais les liens de Jules Stéphane avec l’occupant, très proche du milieu rexiste, va faire tomber en disgrâce à la fois son projet et sa maison d’édition, qui ne survivra pas à la Libération.

Si la Libération marque la fin de l’extraordinaire aventure éditoriale du roman policier belge durant la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas uniquement pour des raisons commerciales et de concurrence avec la France. En effet, les liaisons du milieu de l’édition avec l’occupant sont nombreuses et indubitables. Dépassant la simple acclimatation, parfois présentée comme nécessaire par un secteur qui souhaitait continuer d’exercer son activité, c’est à un rapprochement à la fois idéologique et humain que nous avons affaire. Ainsi la collaboration avérée, dans le milieu du policier belge, de plusieurs grandes figures va largement ternir son image et jeter le doute sur l’ensemble des auteurs.

Parmi eux, il convient certainement de citer Jules Stéphane, fondateur des Auteurs Associés, ainsi que les critiques et auteurs Paul Kinnet, Gaston Derycke et André Voisin dont le roman La mort de Saskia, ouvertement antisémite, est pourtant publié dans la collection « Le Jury ». Plus qu’une simple liste de noms, ces quatre hommes représentent quelques-unes des plus importantes figures de l’édition policière belge de l’époque. Et l’on comprend alors le discrédit jeté sur l’ensemble de cette entreprise.

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